Alain Bourderon
Depuis 2007, la compagnie a créé quatre spectacles :
“Plume“ en 2007-2008, “Cendres“ en 2009, “Ainsi soit-il !“ en 2012 et “H.S“ en 2014.
Ils ont été présentés dans les plus grands festivals d’art de la rue en Europe et international,
notamment en Corée et Colombie.
Depuis la création de la compagnie en 2007, j’essaie de raconter sur un ton
absurde et décalé, des histoires d'hommes défaits, reclus qui tentent de survivre
avec leurs vieux démons.
L’enfance, la solitude, la misère sexuelle, la mort sont mes thèmes de prédilection.
Toujours sur un fil, l’écriture oscille entre tragédie, comédie, trash et poésie. Cet
équilibre instable est vital pour moi, il me permet de ne pas m’enfermer dans un
registre précis. Cette notion de fragilité m’anime en tant qu’artiste, m’obligeant à
aller puiser dans les confrontations de sentiments, de pensées, les chaos intimes.
Je m’attache à développer un jeu scénique réaliste et une scénographie crue,
tranchante, souvent sale.
Les rituels sont omniprésents dans mes spectacles. Ils sont la représentation du
fonctionnement pathologique des personnages voulant échapper à leurs
souffrances. J’évoque ainsi leur passé trouble. Ces comportements obsessionnels
créent un décalage et des images prégnantes : la toilette d’une poule morte, la
disposition méticuleuse de tas de farine sur le sol, un orgasme dans une boite en
plexi remplie de plumes…
Je trouve ces gestes compulsifs terriblement narratifs, une tragédie se joue. Le
protagoniste met en place sa petite mort, avec ses codes. Ces actes obscurs sont le
reflet de ses tourments, il les met en scène.
Les images glauques n’ont pas pour but de choquer le spectateur mais de le
bouleverser par un processus de création aboutissant à la présentation d’une
réalité altérée. Cette réalité est d’autant plus troublante qu’elle semble posséder un
pouvoir de sublimation du sordide, dans le sens où toutes les images ont une
esthétique réfléchie (la couleur, la matière, la composition, le son).
J’aime la matière et je l’utilise pour servir le récit. Par le biais d’éléments
métaphoriques : cendre, oeufs, sang, argile, plumes… les protagonistes se
transforment physiquement et dévoilent leur propre “masque horrifique”, à l’instar
du clown, le reflet de leur démon intérieur : un corps nu recouvert de plumes, un
visage maculé de yaourt ou d’argile, une bouche pleine de Nutella…
Cette défiguration est une expérience du démantèlement de soi, mais aussi une
catharsis. À ce drame de la perte d’identité vient se greffer le côté ridicule et donc
comique de la silhouette.
Les matières donnent aussi au spectacle un aspect organique et chaotique, le sol
est jonché de détritus, il vient de se jouer quelque chose.
Les personnages
Mes personnages sont tous des idiots, dans le sens où ils incarnent des individus atypiques qui évoluent dans des univers de non sens, d’absurdité. Ils révèlent une individualisation extrême, une marginalisation sociale ; Ils sont inaptes au travail, à l’amour, à la reconnaissance ; ils incarnent la bassesse humaine. Ce sont des personnages sans esprit de réflexion, donc imprévisibles et quelque part incompréhensibles. Tout comme les enfants, ils sont en passe de devenir, en attente d’une construction. Une échappatoire permettant de se préserver du monde trop complexe des adultes. Dans notre système manichéen, où réside le bien et le mal, ces « idiots » sont au centre, insaisissables.
Ils sont cousins germains du clown. C’est naturellement que je viens explorer cette forme de jeu, élargir le domaine du ludisme, permettre aux personnages d’être primate, enfant, vieillard, renard, femme, voiture ou pâte à pizza.
À travers le clown, je veux parler d’êtres qui ont mal, physiquement et moralement. Je veux parler de nostalgie, du temps qui passe, et donc de la vieillesse et de la mort. Je veux parler de solitude. Je veux parler d’êtres complexes confrontés à leurs maux finalement très universels, très humains.
Et puis à quoi servent ils ? Ont-ils encore une place ?
Et puis c’est quoi ces questions raisonnées sur la vie, l’amour, la mort ?
Les clowns noirs m’intéressent car ils sont sans concession, des sentiments acides tel que la peur, la rancœur passent dans les rouages de leurs pensées infantiles.
Ils peuvent tout dire, tout faire, de n’importe quelle manière.
Le clown pour grossir les émotions, perdre contrôle dans son chaos intime, déborder du trop.
Aller en plein dans le mille, les pieds dans le plat, sans filet. Enfoncer les portes,
portes fermées, portes ouvertes et ne pas se retourner sur les dommages collatéraux.
Se faire dépasser par soi et par les autres, s’essouffler.
Ne plus rien comprendre, comprendre qu’on est plus rien.
Tomber, se relever, tomber, se relever…et avancer.
« De moment en moment, ils ressurgissent furtivement de la nuit des temps, spectres
douteux d’un lointain passé, d’un long oubli de la mémoire, flamme vive déjà engloutie
par la brume du crépuscule, toujours pareils à eux-mêmes et toujours différents ».
Alfred Simon
La question de l’oubli est essentielle dans mes spectacles, l’oubli qui nous rend à la
présence de ce qui est. Ici et maintenant.
L’oubli va bien au clown, comme ressort comique mais aussi tragique, et plus
généralement comme force de jeu.
Être dans l’ouverture de ce qui se passe maintenant.
Ces clowns oubliés, oublieux, sortent une dernière fois.
Mais pourquoi faire ? pour jouer.
Mais à quoi ? pour qui ?
A quoi servent-ils ?
A rien, mais rien c’est déjà bien.
Roulés dans la farine, transformés en grain de poussière, ils vont essayer de se rappeler.
Quel goût ça a le public
et puis comment fait-on les roulades déjà
et puis Tarzan, il était fort comment ?...
Des chansons, comme cris, comme un loup qui hurle à la vie, avec un violoncelle devenu
chaise…
et puis la mort qui guette et du coup ces clowns qui vont lui tordre le cou.
Ils vont la faire leur mort mais à leur façon, plein de chantilly et d’hémoglobines.
Et puis ils vont disparaître, sous cette bâche noire, comme un bout de chapiteau, comme
un linceul ou un drap chaud, comme une mer, un naufrage, comme une cape d’un grand
chevalier…
Que reste-t-il quand on a plus rien ? rien que ses souvenirs qu’une tempête éclaircit à tout
jamais.
Rien que son coeur qui n’a pas suffit à se faire aimer.
Êtres à la dérive, abandonnés, ils échouent.
Ce sont pourtant bien eux, les porteurs de salut, ils sont le dernier refuge de l’utopie. Alors
quoi. Réveillez vous les clowns !
Le Clown
Le clown a des comportements marquant sa marginalité, son extériorité.
« Il est sûr quand il tombe et doute quand il se redresse. »
Il symbolise le ratage, la « société négative » pour reprendre l’expression de Maurice Lever
qui écrit « ce qui fonde son existence sociale c’est qu’il se projette lui-même dans l’aire de
l’exclusion »1
Le clown se place à la périphérie de l’institution : c’est un ex-centrique.
Il n’a aucun enjeu de pouvoir ou d’image dans le groupe social.
Il est libre, il a renoncé à sa dignité et au prestige. Il suscite l’envie.
« Clown » d’Henri Michaux 2 est un texte sur l’identité, voir sur l’absence d’identité, sur
l’essence d’identité qu’est l’authenticité.
Selon Michaux la figure du clown est un modèle à atteindre, opposé notamment à celle
de l’écrivain, elle dit la vie vivante, l’instantané, le mouvement, l’action plus que le verbe.
Liée au domaine de l’enfance, elle est aussi universelle et susceptible de nous parler.
L’un des axes par lequel Michaux aborde le clown est l’angle social, conformément au
sens premier du terme, rustre, ruffian, le clown appartient au plus bas degrés de
l’organisation humaine. C’est de l’échelle sociale qu’il dégringole jusqu’à se faire paria
barbare, in-digne. C’est dire ce que cette figure peut avoir de peu attirant à première vue.
Le texte « Clown » naît de l’inversion de cette perspective.
Vu sous un autre regard, par un renversement grotesque, carnavalesque dont il est
coutumier, le clown n’est pas le dernier d’un ordre mais le premier, le seul d’un nouvel
ordre, le sien, celui du chaos, c’est le héros de son propre chaos.
1 «Le spectre et la marotte », Paris, Fayard 1983
2 Poème « Clown » d’Henri Michaux Extrait de L’espace du dedans, Gallimard, 1956
Le Clown & le Public
Qu’en est-il du rapport clown-public ?
L’un actif, vivant dans le présent, ultra joueur, sans morale ni principe ; l’autre raisonné,
raisonnable, passif, jaugeur.
Que peuvent-ils s’apporter l’un à l’autre dans cet espace codifié, l’espace du spectacle.
Comment le clown, ou plus précisément le clown bouffon, critiqueur social, maniganceur,
éclate le quatrième mur et vient découvrir ce public, l’autre différent et humanisé.
Comment le bouffon cherche ou du moins goûte son humanité à travers ce public, en
opérant un phénomène de miroir (assimilant des gestes, des paroles, des attitudes).
Comment il appréhende ce goût, le juge, amer, fade ou délicieux.
Comment il nous renvoie alors nos propres travers, nos trops, nos manques.
Comment il reflète nos désirs les plus intimes, lui souverain du grand chaos, nous faisant
chavirer dans son monde libertaire.
La catharsis du clown opère.